Cannabis légal depuis deux ans : «On n’a plus besoin de se cacher»

Un mercredi matin frisquet, des amateurs de marijuana font la file, masqués et à deux mètres de distance, devant la Société québécoise du cannabis (SQDC) de Lebourgneuf, à Québec. Quelques minutes plus tard, ils en ressortent avec un petit sac en papier brun. En ces temps de pandémie, la scène est devenue aussi anodine que de voir des gens attendre dehors pour pouvoir acheter du vin à la SAQ. Mais deux ans après la légalisation du cannabis au Canada, c’est ici, dans les SQDC, qu’on peut constater la plus grande manifestation quotidienne de ce changement légal pour les Québécois.


«On n’a plus besoin de se cacher, dit Vincent, 37 ans, consommateur assidu de cannabis depuis deux décennies, rencontré dans la file de la SQDC. C’est ça le plus gros changement!»

Fleur séchée ou moulue? Joint préroulé? Huile de cannabis prête à être ingérée? Atomiseur oral? Pilule? Plus de CBD, moins de THC? Indica, Sativa, Hybride? Les clients ont maintenant le choix entre plus de 200 produits derrière les comptoirs.

Mais surtout, ils ont la liberté d’acheter du cannabis, ce qui était un crime au Canada il y a deux ans.

Dès le premier jour de la légalisation, le 17 octobre 2018, la SQDC avait ouvert 12 succursales à travers la province. Des files d’attente de plus de deux heures s’étiraient devant plusieurs SQDC, révélant aux yeux de plusieurs l’ampleur du bassin d’amateurs de cannabis au Québec.

Certains se demandaient toutefois si l’engouement allait persister après la ferveur des débuts. En entrevue, le président-directeur général de la SQDC, Jean-François Bergeron, assure que oui.

Il affirme que la croissance de la clientèle est soutenue depuis l’ouverture et que le nombre de succursales ne cesse d’augmenter. D’ici mars 2020, il y en aura 43, une hausse qui se traduira notamment en région. Durant la deuxième année de la légalisation, soit dans les 12 derniers mois, la SQDC a atteint plus de 10 millions de transactions, indique M. Bergeron.

Résultat, le marché noir perd du terrain, selon Jean-François Bergeron. «Quand tu rentres dans une SQDC, nous on a le sentiment que tu restes à la SQDC».

Il se consomme en moyenne 150 tonnes de cannabis au Québec par année, explique M. Bergeron. Dans la deuxième année de la légalisation, la SQDC en a vendu 75 tonnes, si bien que la société d’État considère qu’elle arrache maintenant près de 50 % du marché noir dans la province.

Le président-directeur général de la SQDC, Jean-François Bergeron

Il y a deux ans, Marie, 50 ans, avait peur d’acheter d’un revendeur. «Ce n’est pas moi qui s’en occupait...», dit-elle. Maintenant, elle va acheter elle-même son cannabis à la SQDC de Lebourgneuf, où elle dit qu’elle se sent «plus en sécurité».

Selon les focus groups menés par la SQDC, les clients sont attirés dans les succursales notamment par la possibilité d’être guidé par un conseiller et par l’étendue de la sélection. «Le revendeur sur le bord de la rue n’a pas 200 produits», note le président-directeur général de la SQDC.

La SQDC a aussi fait des efforts pour que ses prix soient les plus compétitifs possible, indique Jean-François Bergeron. Le prix moyen de tous les produits confondus est de 6,64 $ le gramme, taxes incluses. Sur le marché noir, le prix se situe à environ 6 $ le gramme, selon M. Bergeron.

D’ici la fin de son année financière, la SQDC prévoit verser un dividende de 50 millions $ à l’État québécois.

«Le marché noir existe encore»

Mais la légalisation du cannabis n’a toujours pas réussi à enrayer le marché noir, deux ans plus tard.

«On est sur la bonne voie, mais le marché noir existe encore», résume Eugene Oscapella, professeur de criminologie à l’Université d’Ottawa. Un écran de fumée se trouve toujours devant les quelques données scientifiques permettant de faire le bilan complet de la légalisation au Canada.

«Dans quelques années, dit-il, on pourra mieux discerner les impacts sur la criminalité.»

Un consensus semble cependant se dessiner auprès des scientifiques, chercheurs, et intervenants communautaires : le marché légitime a tout intérêt à ajuster ses prix, et le Canada doit peaufiner sa Loi sur le cannabis.

Selon Yves Séguin, directeur du Centre d’intervention et de prévention en toxicomanie de l’Outaouais (CIPTO), les Québécois de moins de 21 ans et les Ontariens de moins de 19 ans sont forcés de se procurer du cannabis sur le marché noir parce qu’ils ne peuvent pas en acheter légalement en succursale. «Un jeune se dit souvent : ‘légal ou pas j’y vais’. On le voit avec la vente d’autres drogues comme le Xanax, ou des dérivés illégaux du cannabis comme le wax ou le shatter»

Le directeur du CIPTO observe que les moins bien nantis s’approvisionnent davantage au marché noir. «C’est généralement moins cher, dit-il. Au Québec, on peut trouver des produits légaux dont les prix sont semblables à ceux du marché noir. Mais si le produit est plus ‘niché’ ou plus fort, c’est différent. Pour la même sorte de cannabis, un gramme peut être vendu à 12 $ à la Société québécoise du cannabis (SQDC), et 5 $ sur le marché noir. Évidemment, les gens qui ont les moyens financiers vont acheter leur cannabis légalement. Ce n’est pas un problème pour eux.»


On est sur la bonne voie, mais le marché noir existe encore. Dans quelques années, on pourra mieux discerner les impacts sur la criminalité

Au-delà de cette critique, le directeur du CIPTO croit que cette légalisation a quelque chose comme une odeur de succès. Il n’a observé aucune augmentation de la consommation de cannabis chez sa clientèle depuis deux ans. «C’est une très bonne nouvelle. Les gens n’ont plus de dossier judiciaire (pour la possession simple et la consommation de cannabis). C’est une très bonne nouvelle. Prenons l’exemple d’un itinérant qui se faisait arrêter alors qu’il était en possession. Il devait aller au tribunal, et il était accusé au criminel. C’était un fardeau de plus pour tout le monde : le système et sa personne.»

Devant la Commission des stupéfiants des Nations-Unies, en mars, une haute fonctionnaire de Santé Canada, Michelle Boudreau, a par ailleurs déclaré que le marché illicite perdait du terrain depuis la légalisation du cannabis au pays.

Le marché noir aurait perdu 30 % de ses parts sans qu’il y ait d’augmentation «parallèle» de la consommation.

M. Séguin affirme que les organismes communautaires et les autorités sanitaires sont aujourd’hui prêts à gérer la consommation de cannabis dans la population. «On aurait déjà dû être prêts en 2018 comme on l’est aujourd’hui. L’argent des programmes gouvernementaux est arrivé au printemps dernier, alors qu’il aurait dû arriver en 2018. On commence à peine à pouvoir développer nos outils de prévention afin d’éviter la banalisation du cannabis.»

Baisse d’infractions

Au quotidien, la légalisation a cependant changé la vie des consommateurs de cannabis d’une manière tangible : ils ont le droit d’en posséder en public jusqu’à 30g et de cultiver chez eux jusqu’à quatre plantes de cannabis.

La légalisation semble avoir eu un effet direct sur les infractions au niveau local. À Québec, par exemple, les infractions relatives aux drogues et aux stupéfiants ont chuté de manière flagrante depuis que la loi permet la possession d’une petite quantité de cannabis légal. Elles sont passées de 828 en 2018 à 530 en 2019, une baisse de 298 infractions, selon le plus récent rapport annuel du Service de police de la Ville de Québec (SPVQ). «Effectivement, on peut faire un lien avec la légalisation pour la baisse au niveau des statistiques», confirme David Pelletier, porte-parole du SPVQ.

Un an avant la légalisation, en 2017, près de 80 % des infractions liées au cannabis étaient attribuables à la possession simple de cannabis, selon Statistique Canada.

En permettant aux adultes de posséder et de produire du cannabis légal, le gouvernement fédéral avait souhaité contribuer à garder les consommateurs de cannabis en dehors du système de justice pénale.

«C’est positif, parce que ça empêche la surjudiciarisation, corrobore Me Florence Boucher-Cosette, une avocate de Québec qui défend des personnes marginalisées devant les tribunaux. Avant, ça pouvait être un prétexte pour arrêter des gens».

Mais les infractions ne sont pas seulement criminelles. Avec la légalisation, les villes ont adapté leur réglementation municipale pour sévir contre ceux qui fument du cannabis dans l’espace public. Plusieurs ont choisi d’interdire la consommation dans les rues, les parcs et lors des événements publics extérieurs.

À Sherbrooke, par exemple, la police a donné en 2019 une dizaine de constats d’infraction pour la consommation de cannabis dans les parcs. Dans l’année qui a suivi la légalisation, la police de Québec a de son côté remis 97 contraventions à des gens qui fumaient dans un espace public.

Dans les deux villes, les contraventions sont de 150 $, mais elles n’entraînent pas de dossier criminel, puisqu’il s’agit d’une infraction aux règlements municipaux.

Dans la file de la SQDC de Lebourgneuf, Cédric, 28 ans, voit dans ces restrictions municipales un contrecoup de la légalisation. Il se sent encore plus surveillé qu’avant lorsqu’il grille un joint dans un espace public. «À la limite, dit-il, c’est encore moins permis...».